Le GP d’Aix-la-Chapelle, ce vieux macho

Publié par Sébastien Boulanger le 03/07/2025

Aix-la-Chapelle, temple teuton du jumping, cathédrale à ciel ouvert pour barons du CSO, ne distribue pas ses couronnes à la légère. Et quand, une amazone y gagne, elle rejoint une caste quasi mythologique. Celle des élus. Celle, surtout, des très rares élues.

(© Rolex/ Kit Houghton)

Parce qu’en plus de son exigence technique et de son public au bord du fanatisme (toutes proportions gardées, c’est pas du foot quand même), le Grand Prix d’Aix-la-Chapelle affiche un palmarès qui ressemble un peu trop à un vieux boys club. Depuis la création du Grand Prix en 1927, seules quatre femmes ont osé en décrocher le Graal. Quatre. Sur presque cent éditions. On a vu un palmarès plus mixte en championnat du monde des rallye dans les années 80.

(© Rolex/ Kit Ashley Neuhof)

Un sport d’officiers avant d’être un sport vraiment mixte

Il faut dire que, dans ses jeunes années, l’équitation de haut niveau n’était pas vraiment un sport ouvert à toutes les jambes. C’était une affaire de gros mollets, de militaires, de cavalerie lourde et de bottes cirées par des ordonnances. Les premiers Grand Prix d’Aix ressemblaient plus à des manœuvres d’état-major qu’à des concours hippiques modernes. Pas de femmes sur la liste de départ. Ce n’est qu’à partir des années 1950-60 que les choses commencent à évoluer – doucement, très doucement.

(JanneFriederike Meyer avec Cellagon Lambrasco)

Résultat : un retard à l’allumage qui a laissé des traces dans les palmarès, surtout dans les concours les plus institutionnels. Et Aix-la-Chapelle, avec ses tribunes impériales et son règlement raide comme un chandelier, n’est pas exactement un bastion révolutionnaire.

(Meredith MichaelsBeerbaum avec Shutterfly)

Les quatre mousquetaires

Première héroïne à s’être imposée dans ce bastion masculin : Anne Kursinski en… 1991, avec Starman (Carrera x AAR) , un Westphalien. Précis, intrépide, qui a coupé net les ambitions européennes cette année-là.

(© Anne Kursinski.com)

Et puis, en 2005, l’Allemande d’adoption et Américaine de naissance, Meredith MichaelsBeerbaum, a enflammé le stade avec le génial Shutterfly (Silvio I x Forrest), prouvant que l’élégance et la rigueur pouvaient faire tomber des murailles.

(Meredith MichaelsBeerbaum avec Shutterfly)

(Beezie Madden avec Authentic)

Deux ans plus tard, en 2007, la légendaire Beezie Madden mettait tout le monde d’accord avec Authentic (Guidam x Katell), dans un barrage à couper le souffle. Enfin, en 2011, JanneFriederike Meyer, portée par le public allemand et un Cellagon Lambrasco (Libero H x Coriolan), du Holsteiner Verband des grands jours, devenait la quatrième amazone à inscrire son nom sur les marches dorées d’Aachen.

Et depuis ? Silence radio côté féminin.

(JanneFriederike Meyer avec Cellagon Lambrasco)

Un plafond de verre…

Mais pourquoi si peu ? Question légitime. Le talent ne manque pas, les chevaux non plus, et les palmarès féminins s’empilent ailleurs : Paris, Wellington, Calgary, Lyon, Madrid,… rien ne leur résiste. Mais à Aix ? C’est autre chose. L’ambiance y est presque liturgique, l’arène imposante, le parcours réservé aux cadors. Bref, le genre d’endroit où il faut plus que du style : il faut un mental de roc, un crack sous la selle, et un timing de coucou suisse.

2025, année de la 5ème ?

Alors qui pour briser la série masculine cette année ? Laura Kraut, monument américain et toujours affûtée à 59 ans, n’a rien perdu de sa vista. Sa compatriote Lillie Keenan, 28 ans, flambe sur le circuit et semble prête pour le grand saut. L’Allemande Sophie Hinners, star montante au sang-froid glaçant, a le public dans la poche et les barres dans le viseur. Et puis il y a Luciana Diniz. La Poulidor de l’étape. Deux fois deuxième avec Fit For Fun (For Pleasure x Fabriano), la Brésilienne n’a jamais dit son dernier mot. Elle reste capable de faire basculer la messe dominicale d’Aix tant elle s’y sent bien. La surprise pourrait venir d’elle et Milton Z. Ou pas. Mais, il est clair que les non européennes qui n’ambitionnent donc pas une participation aux Championnats d’Europe sont présentes avec leur cheval de tête. Un avantage.

Expérience ou famille, il faut choisir…

Une qui s’y verrait bien aussi comme 5ème femme à inscrire son nom au palmarès du « Wimbledon de l’équitation », c’est Lillie Keenan. Il faut dire que la New Yorkaise a le vent en poupe. Niveau 6 Beaufort.

Concernant cette présence (trop) discrète de la gente féminine sur le « Wall of Fame » vissé sur le pilier de la tour de contrôle du stade du CHIO, la cavalière de 28 ans a son analyse:

« On me demande souvent ce que je pense des femmes dans le sport, parce qu’évidemment, nous ne sommes pas très nombreuses. Notre sport, le saut d’obstacles, est le seul sport aux Jeux Olympiques où les hommes et les femmes concourent ensemble. Et je pense que si on regarde actuellement le top 30 mondial, on a plus de femmes qu’on en a eu depuis plusieurs années. Mais je me souviens qu’il y a seulement deux ans, j’étais la femme la mieux classée, et j’étais 22ᵉ au monde. Je trouve ça intéressant de voir qu’il n’y a qu’une seule femme plus ancienne parmi les femmes vainqueurs à Aix. Ça veut dire que cela évolue aussi et qu’on commence à voir arriver quelques jeunes femmes. Il y a eu évidemment, ces dernières années, un gros effort pour soutenir financièrement les femmes aussi, ce qui change les choses.
Mais je pense que le vrai test, ce sera dans les 25 à 50 prochaines années,
quand cette nouvelle génération vieillira : qui sera capable de prouver sa longévité et sa constance ?C’est là, selon moi, que se pose la vraie question. Je pense très fortement que les hommes et les femmes sont égaux, mais différents.
Et je pense que cette idée de donner plus d’opportunités aux femmes dans le sport est excellente.
Mais dans bien des cas, nous ne sommes pas si différentes des hommes.
Nous sommes jugées exactement de la même manière. Et nous pouvons avoir certaines forces.

Cependant, si on regarde l’histoire du Grand Prix d’Aix-La-Chapelle, c’est un excellent exemple de ce qui se passe à ce niveau de compétition.
C’est incroyablement impitoyable, et le mode de fonctionnement est très difficile. Cela ne veut pas dire qu’une femme ne peut pas monter aussi bien qu’un homme, ou qu’elle n’est pas aussi forte.
Mais sauter à ce niveau demande de l’expérience, et gagner un Grand Prix à ce niveau exige beaucoup de qualités —mais rien ne remplace l’expérience.

C’est très difficile de gagner par chance sur trois parcours, et ce, après avoir seulement réussi à se qualifier pour l’épreuve, et franchi de nombreux obstacles, sans mauvais jeu de mots.

Mais une fois qu’on arrive à ce niveau de Grand Prix, je pense que l’expérience fait toute la différence. Et pour avoir de l’expérience, il faut des années de pratique.

Je pense que pour beaucoup de femmes, quand on prend en compte le fait qu’elles choisissent
parfois d’avoir une famille et des enfants,
au moment où elles atteignent cette expérience,
elles sont peut-être en train de se concentrer sur d’autres priorités dans leur vie. C’est pourquoi on ne voit pas autant de femmes. On en voit plus aujourd’hui qu’avant, certes.
Mais à travers l’histoire, on n’a pas vu beaucoup de femmes réussir à concilier vie de famille et sport à ce niveau.Et l’un des grands facteurs, selon moi, c’est qu’on n’a pas de saison morte.
Ce n’est pas comme au tennis, ou un autre sport où on peut s’entraîner une partie de l’année,
équilibrer avec d’autres aspects de la vie, et se consacrer aux compétitions l’été.

Nous, c’est sans arrêt. Et si on rate un mois de concours, on peut perdre beaucoup de places au classement, et ne plus pouvoir participer aux compétitions de haut niveau nécessaires pour gagner des points.

Je ne suis pas en train de plaider pour un changement du système — c’est un débat plus large.
Je pense qu »en partant de l’histoire des Grand Prix comme Aix, ça peut devenir un cas d’étude, on peut en faire une question plus générale sur notre sport. »
conclut Lillie Keenan, très « concernée » par la question.

Les cavalières ont toutes les cartes en main. Aix est dur, mais pas invincible. Et le Rolex Grand Prix, malgré son manteau de tradition, pourrait bien finir par se féminiser à coups de sans-faute dans les années à venir.