Longtemps rangée dans le rayon « remèdes d’un autre siècle », la sangsue fait un retour spectaculaire dans les écuries de sport. Pour certains cavaliers, comme Pierre Procureur, les résultats sont parfois « magiques ». Pour Marlène Chanoine, spécialiste belge formée auprès des pionniers de l’hirudothérapie équine, les sangsues soignent vite, fort, et surtout sans détruire les tissus. Plongée dans une méthode aussi millénaire qu’efficace, malgré une image encore rebutante.
« On a essayé… et on a eu des résultats vraiment impressionnants »
Quand on demande à Pierre Procureur comment cette histoire de sangsues a commencé, le cavalier 4* sourit :
« C’est via Marlène Chanoine, on se connaît depuis longtemps. Et je pense que la première fois que j’en ai entendu parler, c’est quand elle a commencé à les utiliser. J’étais assez curieux de voir les effets que ça pouvait avoir sur les chevaux. »
Curiosité vite récompensée. Lui et Marlène testent la méthode sur plusieurs chevaux, des cas variés, et les résultats tombent : « On a plusieurs fois obtenu des résultats vraiment intéressants. »

Le cas qui l’a marqué ? Une jument avec une énorme masse au jarret, un truc qui fait dire aux vétérinaires : « On ne peut rien y faire ». Même les injections n’y avaient rien changé. Puis arrivent les sangsues :
« On a fait deux séances, je crois, et la jument a complètement guéri. C’était assez magique. C’est impressionnant de voir le résultat. »
Pour Pierre, l’intérêt est clair : le soin n’abîme pas.
« Je ne sais pas si on peut parler d’un effet régénératif, mais en tout cas, ça n’a pas d’effet destructeur. Ça agit sur la zone à soigner, et ça, je pense que c’est vraiment intéressant. »
Et surtout : ce n’est pas une solution qui masque le problème.
« Le souci des infiltrations, ce n’est pas le coût. C’est que les chevaux en deviennent dépendants… Dès que l’effet du produit n’est plus là, l’articulation a encore plus souffert. »
D’où son credo : commencer par les soins non invasifs. « Je pense que c’est bien de considérer cette option-là avant les autres. »

La méthode Chanoine : de la physiothérapie à l’hirudothérapie
Avant de devenir « la fille aux sangsues », Marlène Chanoine est physiothérapeute animale en Belgique. Massages, revalidation, suivi des chevaux de sport, c’est son quotidien. Et puis tout part… d’un documentaire.
« Je suis tombée sur un reportage sur un homme, un biologiste, en Normandie… Il élevait des sangsues pour soigner les humains. Un de ses amis, dans les chevaux de course, lui a proposé d’essayer sur une tendinite. Ils ont commencé avec un cheval, puis deux, et les vétérinaires n’en revenaient pas. »

Une étude s’ensuit :
« Sur 100 à 150 chevaux, il y avait plus de 80 % de résultats positifs, avec environ 50 % de temps de cicatrisation gagné.»
Un cheval qui « pète » annoncé pour six mois d’arrêt, il recourait parfois au bout de trois.
Marlène veut apprendre. Elle contacte la chaîne, récupère le numéro du biologiste normand et… fonce :
« Il m’a dit : “Je ne forme pas », je lui ai dit « ce n’est pas grave, tu vas apprendre à former ”. »
Elle passe une semaine entière avec lui à pratiquer, chez Virginie Thonon, une copine à elle, qui met ses chevaux à disposition pour la formation.
« En 2017, en Belgique, les sangsues, c’était totalement inconnu. Elle a été gentille de me faire confiance. » Formation faite, elle se lance.

La seule barrière : les préjugés
Pour Marlène, si les soins avec les sangsues ne sont pas encore courants, la raison est simple :
« Certains sont rebutés par l’image, par le sang, ou simplement ils ne connaissent pas bien la méthode. »
Et puis il y a le cadre médical :
« Je travaille toujours avec des vétérinaires… Moi, les soins que je pratique c’est toujours sur rapport vétérinaire. Il y a, en général, toujours des suivis échographiques pour voir concrètement l’évolution.»

Elle insiste : l’hirudothérapie n’enlève rien au vétérinaire, elle enrichit ses options.
« C’est totalement complémentaire. »
Une technique… antique, mais toujours moderne
Le rappel historique est savoureux :
« Mon arrière-grand-mère allait encore acheter des sangsues en pharmacie et qu’elle se collait derrière l’oreille pour éviter les AVC… »
Aujourd’hui, l’espèce est protégée : seules des sangsues élevées en laboratoire sont utilisées.
Leur action ? Comment la salive des sangsues agit vraiment.
Si les résultats semblent parfois « magiques », ils reposent en réalité sur une chimie naturelle extrêmement efficace, raffinée par des millions d’années d’évolution.

La salive contient trois familles de molécules clés :
1) Des anticoagulants puissants
La plus connue : l’hirudine.
Combinée avec l’antistatine, elle empêche le sang de coaguler localement, ce qui :
- améliore la microcirculation,
- fluidifie les zones congestionnées,
- aide à résorber les œdèmes et hématomes.
Conséquence : le sang « repart », là où il stagnait.
2) Des anti-inflammatoires naturels
Les bdellines et égline, deux molécules présentes dans la salive, calment l’inflammation sans détruire les tissus, contrairement à certains anti-inflammatoires classiques.
Elles réduisent :
- la douleur locale,
- l’engorgement,
- la pression interne dans les structures tendineuses.
3) Des enzymes qui ouvrent les tissus sans les abîmer
La hyaluronidase agit comme un « facilitateur de diffusion » :
elle permet aux molécules de la salive de pénétrer plus profondément.
Résultat :
- meilleure oxygénation des tissus,
- meilleure élimination des déchets inflammatoires,
- stimulation de la régénération locale.
Et la saignée prolongée ?
Après la morsure, la zone continue de saigner pendant plusieurs heures. (jusqu’à 7 ou 8 parfois)
Ce n’est pas un effet secondaire :
c’est un drainage naturel qui évacue les congestions et nettoie localement.
Le pic d’efficacité des sangsues ? Trois semaines après la morsure.

En résumé : la salive relance la circulation, apaise l’inflammation et facilite la réparation.
Rien de mystique, juste une pharmacie naturelle très complète.
Tendinites, arthrose, pieds, hématomes : la boîte à outils est large
Les indications les plus fréquentes ?
« Les tendinites, les problèmes musculaires, l’arthrose, mais aussi beaucoup les soucis de pieds. »
Les applications en couronne donnent « de très bons résultats ».
Les plaies ouvertes ? « Spectaculaire. »
Une séance peut suffire pour une plaie. Pour les lésions lourdes : deux ou trois. En arthrose : entretien saisonnier.
« Maintenant, ça dépend également de la santé générale du cheval. S’il est en bonne santé, il cicatrisera plus vite » ajoute Marlène.
Côté confort :
« Ce n’est pas invasif. Les chevaux ne sont jamais endormis. La sensation est comparable à une piqûre d’ortie. Je sais, j’ai essayé sur moi .» sourit Marlène

Un soin maîtrisé…
On tond, on rase, on nettoie.
La sangsue est placée avec le tube d’une seringue pour la canaliser vers la zone où elle doit se fixer. Elle travaille 20 à 40 minutes, et peut prendre jusqu’à 15 grammes de sang, puis tombe.
Tarif moyen :
« Une séance coûte environ 250 euros. Par exemple pour une articulation comme un carpe, on en met cinq. Sur une tendinite, jusqu’à dix. » Un dos ? Environ 300 euros.
Usage unique obligatoire :
« Pour des raisons évidentes d’hygiène. On ne peut pas réutiliser les sangsues. »
C’est sans doute la partie du boulot qui plait le moins à Marlène: devoir se débarrasser de ces petites travailleuses une fois leur tâche accomplie. « Personnellement je les place au congélateur. Les sangsues ne supportent pas le froid et c’est une mort douce pour elles puisqu’elles s’endorment avant de geler. »

Compétition : aucune interdiction, mais une semaine de marge conseillée
« Aucune molécule interdite n’est transmise au cheval. Il n’y a pas de restriction. Pas de risque de dopage. »
Le seul inconvénient : il faut raser. Quelques petits espaces destinés à accueillir la sangsue.
Et laisser une petite semaine pour éviter d’arracher les croûtes.
Mais le cheval peut retravailler dès le lendemain. « Personnellement, je déconseille d’aller en concours juste après car on voit les traces de rasage sur l’endroit traité. Même si en soi, rien ne l’empêche. »
Une pratique qui pourrait s’installer durablement ?
Pierre Procureur l’a déjà intégrée :
« On a déjà pratiqué ça sur une vingtaine de chevaux. » Blessures légères ou même, c’est arrivé, des cas plus compliqués, les exemples d’amélioration nette ne manquent pas.

Marlène Chanoine, de son côté, constate que les mentalités changent. Lentement, mais sûrement.
Entre technique antique, biologie moderne et retours de terrain, l’hirudothérapie équine est peut-être l’un des plus vieux nouveaux soins du moment. Comme souvent, ce sont les chevaux qui tranchent : quand ils vont mieux, personne ne discute.